QUI VEUT LA PEAU DE GERARD PRIM ?
Un polar d’Arsène Lapin
Episode 1 : Bal perdu à Mens alors !
Chaleur étouffante. Crêtes de montagnes acérées comme des poignards. Touristes en Birkenstock. Oleg transpirait sous sa polaire camouflage. Il avait la gerbe après s’être enfilé une pléiade de virages depuis le pont de Brion. On disait qu’en altitude l’oxygène se raréfie et qu’on se les gèle parmi les sapins et les bouquetins. Au lieu de quoi, il se retrouvait en pleine canicule dans un bled grouillant de familles qui bouffaient des glaces à la terrasse des bistrots. Il détestait les Alpes.
Oleg entra dans le premier rade venu et s’installa au fond de la salle, le dos au mur. Il était cerné de fresques représentant les sommets du coin. On se serait cru à Dien Bien Phu. Oleg commanda une pression et ouvrit sa polaire. La crosse de son Sig Sauer dépassait de son treillis. Il tira sur son t-shirt pour la faire disparaître. De toute manière, les beatniks velus qui l’entouraient concentraient leur attention sur un joueur d’accordéon qui lui vrillait les tympans. Oleg avait de la sueur brûlante dans les yeux et des fourmis dans les doigts. Les lendemains chantaient la poudre. Après une rasade de bière, il décacheta l’enveloppe brune que lui avait remise son contact à Grenoble et en extirpa la photographie d’un barbu à lunettes.
« Oh mais c’est Gérard ! » s’exclama soudain une voix aigue.
La serveuse du bar lui faisait face. Oleg rangea prestement sa photo.
« Vous êtes photographe ? Vous faites partie des plasticiens du festival ? »
Oleg secoua négativement la tête.
« Jourrrnalist », répondit-il avec son accent à couper à la tronçonneuse. Il observa fixement la serveuse. Il allait aussi devoir lui régler son compte. Pas de trace. Et les vaches seront bien mangées, comme disait sa grand-mère.
« Vous pourrez le voir au bal rigodon. Il danse toujours la tarentelle », ajouta encore la demoiselle.
« Rrrigo’don ? »
« Ouais c’est sous la halle. Ça commence dans vingt minutes. »
Pour éviter d’être identifié, Oleg avait opté pour une perruque. Et pour se fondre dans la masse, il avait troqué sa polaire pour un t-shirt ridicule, barré de l’inscription « Mens Alors ! échange et création ». Les spécialités d’Oleg, c’étaient plutôt le dépeçage et la strangulation. Gérard, la cible, avait fait une apparition au début de la soirée et reçu une ovation du public, auquel il avait répondu d’un poing levé dans la lumière colorée des sunlights. Oleg regrettait de n’avoir pas pris son fusil à lunettes. Il aurait alors pu l’abattre à distance depuis l’une des nombreuses fenêtres qui donnaient sur la place, voire depuis le clocher de l’église. Mais il avait préféré la jouer à bout portant. Et lorsque Gérard avait reçu un tonnerre d’applaudissements, la halle était déserte et entourée par la foule. Il se serait fait repérer en deux temps trois mouvements. Maintenant, le bal battait sons pleins et Gérard dansait le rigodon parmi une meute de gens enragés qui sautaient comme des ressorts en se trémoussant. Les corps agglutinés empêchaient Oleg, posté le long d’un pilier, d’espérer l’aligner sans bavure. La mort dans l’âme – son émotion favorite – il vissa discrètement un silencieux au bout du canon de son flingue et entra sur la piste de danse. Imitant tant bien que mal les piétinements saccadés et les mouvements désarticulés des derviches de tous âges et des deux sexes qui frétillaient alentour, Oleg s’approchait difficilement mais sûrement de sa victime. La musique du bal, un boucan rock d’Afrique où des saxos s’excitaient, s’était tue. Oleg n’entendait plus rien que le son sourd du pouls de son palpitant. Il avançait, suant sous sa moumoute, parmi les carcasses virevoltantes des danseurs qui s’agitaient dans son champ de vision comme des spectres. Parvenu à un pas de Gérard, qui twistait en toute innocence, Oleg dégaina son feu et lui hurla : « Fais ta prière ! »
« Hein ? » demanda Gérard, qui savourait la voix d’Anne-Laure Poulette, la chanteuse de l’orchestre.
« J’ai dit : Fais ta prière ! » vociféra Oleg.
« Une bière ? Et puis quoi encore ! » lui rétorqua Gérard, avant d’ajouter en souriant : « Je m’excuse mais je crois que ta moumoute est de travers. »
Excédé, Oleg pressa sur la détente quand soudain une adolescente ivre vint heurter son coude et le coup partit, dévié, se ficher dans le pied du maître danseur Pierre Lescure, qui bondit en se tenant la voûte plantaire à deux mains. Le malheureux fut aussitôt imité par la foule qui dansait maintenant à cloche-pied, pensant qu’il leur montrait un nouveau type de pas chassé. Le heurt avait fait lâcher son pétard à Oleg, qui se pencha pour le ramasser. Mais une farandole de quinquagénaires le bouscula et il s’étala sur le parquet. Dans son plongeon, sa perruque l’avait quitté et Oleg hébété scrutait alternativement son gun et son toupet sans parvenir à décider lequel il devait ramasser en premier… (À suivre)
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Résumé de
l'épisode précédent:
Oleg, un
tueur tarifé, a été engagé pour dessouder Gérard, l'éminence poivre et sel du
festival Mens alors! Mais sa première tentative a fini en vol plané aux airs de
Trafalgar...
Episode 2 :
Terre mourante
Une bande
de bénévole attrapa prestement Oleg pour l'aider à se relever. Il n'eût que le
temps de se saisir de son pistolet et de se le fourrer dans le slip, et du se
résoudre à abandonner, avec au coeur une colère mêlée de nostalgie, sa perruque
humide et écrabouillée par les tatanes des festivaliers.
Après une
courte nuit peuplée de cauchemars, où des squelettes chevelus lui tiraient
dessus avec des tromblons aux formes de trombones, Oleg rechargea son flingue.
Il avait disparu dans les bois comme un ours blessé après sa déroute homicide
et capillaire, et s'était réveillé bien décidé à shooter de gentils animaux
vivants en guise de petit-déjeuner. En dévissant le silencieux de son arme à
feu, Oleg constata avec fureur que celui-ci était tordu et que la bouche de son
arme était déformée.
"Dourak!"
hurla-t-il en fracassant son Sig Sauer sur un arbre, qui s'écroula lentement,
en frémissant, quelques secondes après qu'Oleg eût tourné les talons.
Le programme
du festival mena les pas du tueur à flanc de montagne, dans une réserve
d'apaches nommée "Terre vivante". En guise de peau-rouge, il ne
trouva que des brins de lavande et quelques légumes pour la soupe. Fauchant à
grands pas les herbes folles plantées là avec amour par des babas plantophiles,
Oleg tomba soudain sur trois mimes satanistes qui collectionnaient les boîtes
de conserves et les jouets d'enfants. Il attira le plus chevelu d'entre eux
dans un taillis en imitant le cri d'une boîte à meuh, et se fit une perruque de
son scalp.
Alors que
la foule s'amassait dans une clairière, Oleg repéra Gérard. Profitant du fait
que les deux brocanteurs ninjas adeptes de Belzébuth accaparaient l'attention
du public en grattant stupidement des cymbales, il se saisit d'un marteau posé
parmi leur attirail et le jeta tout à coup à la manière d'un tomahawk.
L'instrument contondant gagnait de la vitesse au fur et à mesure de ses
rotations, et fendait l'air orageux comme les pales d'un vilain hélicoptère,
dessinant dans l'espace une droite AB dont le point B se trouvait entre les
deux yeux de Gérard, qui souriait. Ce dernier contemplait en effet les deux
jésuites percussionnistes avec sur le visage l'expression de la plus parfaite
béatitude, quand le marteau vint s'écraser sur son front. Un grand couinement
retentit.
"Hé!
MC Hammer! T'aurais pu blesser un gosse!" se fâcha Gérard en brandissant
le marteau Barbie en caoutchouc rose qu'Oleg avait pris pour un Black et
Decker. Humilié, l'assassin bondit dans les fourrés, et s'enfonça piteusement
dans la forêt, poursuivi par le tintement sarcastisque de la cloche qui pendait
derrière ses fesses... (A suivre)
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Résumé des
épisodes précédents: Oleg ne parvient pas à trucider Gérard, le parrain d'une
mafia maquillée en feu d'artifice. Mais tuer, c'est son métier. Alors Oleg se
prend à douter.
Episode
3: Mens alors in corpore sonné
Tapi dans
les herbes hautes, Oleg scrutait la prairie au moyen de lunettes de vision
nocturne. Gérard ne viendrait pas voir le jour se lever. Cinq heures du mat,
c'était trop tôt pour l'animal. Oleg le savait. Mais il avait décidé de
combattre le fatum en flinguant la serveuse. Buter la gourgandine lui semblait
la meilleure façon de vaincre sa névrose d'échec et de ne pas sombrer dans la
dépression. Tomber sept fois et se relever huit, écrivait Philippe Labro, le
Marcel Proust du XXIe siècle. Pour l'heure, Oleg était allongé par terre,
trempé et transi de froid. Il avait l'abdomen congelé et les genoux rouillés,
et il lui semblait bien qu'un de ses orteils venait de désolidariser du reste
de son pied. Quelle idée d'organiser un concert de saxophone au petit jour?
Mais Oleg restait stoïque. Il lui fallait se refaire.
Tel Sir
Edmund Hillary à l'assaut de l'Everest, il avait donc opéré une marche d'approche
dès quatre heure du matin et s'était posté à couvert sous un bouquet d'arbres.
Le concertiste se pointa le premier dans le pré, en se guidant dans l'obscurité
à l'aide d'une lampe frontale. Après avoir disposé deux micros et trois
chaises, celui-ci s'éloigna pour pisser en laissant son saxo sur un trépied. A
pas de loup, Oleg se mit à ramper dans la rosée et s'approcha de l'instrument
qui scintillait sous les étoiles. Une joie sadique crépitait dans ses
prunelles.
Vingt
minutes plus tard, des spectateurs hirsutes et emmitouflés dans des couvertures
arrivèrent en file indienne, telle une colonie de chenilles processionnaires
sur le sentier de la guerre. "Je vais faire de vous de jolis
papillons", pensa Oleg en son for intérieur - le dernier endroit de son
corps où l'humidité n'avait pas encore pénétré. Les chenilles s'étalèrent
ensuite sur des sacs poubelles. L'ensemble dessinait un joli camaïeu dans le
frais cresson bleu. On aurait dit un remake d'Aladin et le tapis volant
interprété par les Enfants de Don Quichotte. Oleg se retint d'éternuer. Pas
question de niquer sa séance de thérapie par le meurtre.
Son plan
était simple. Plutôt que de finasser, il avait décidé d'envoyer l'ensemble de
l'assistance ad patres. La bombe à
clou qu'il avait déposée dans le pavillon du saxophone était programmée pour
exploser dès la première note. Une bombe à déclenchement vibratoire, une
prouesse technologique de son invention, brevetée à l'INPI sous le nom de
"Dernier souffle". Mais le musicien ne joua pas une seule note. Nada.
Nix. Walou. En trois quarts d'heure de concert. Une prouesse artistique à
laquelle Oleg n'avait pas songé. Il sentit un violent malaise vagal l'étreindre
et s'éloigna en titubant alors que le public applaudissait le sax aphone.
"Escroc", bredouilla Oleg en enjambant la clôture qui ceinturait le
pré, et le chien du voisin, un berger allemand passablement affamé, lui arracha
soudain le gros orteil du pied droit.
Oleg se mit
au relativisme. La serveuse aurait la vie sauve. L'important c'était Gérard. C’était
sur son nom qu'on avait mis une prime. Oleg se fouetta le corps de fils de fer
barbelé pour se mettre en état de bien être et se sentir à nouveau proactif.
Puis il prit en boitant le chemin de la salle des Sagnes, un complexe culturel
à l'architecture hybride, à cheval entre le chalet et l'hypermarché. Comme tous
les huiles du festival, Gérard venait y déjeuner sous un chapiteau plastifié,
gardé par des amazones formées chez Kadhafi. Aucune chance de ce côté-là. Oleg
était trop diminué pour tenter un assaut solitaire. Son cerveau criminel lui
suggéra alors une autre idée.
Après que
Gérard fut entré dans la yourte à la viande, Oleg se traîna en claudiquant
jusqu'au parking. Il longea fébrilement la carrosserie froissée et choucroutée
de la Volvo 360 GL de sa victime, et en ouvrit le capot. Un grincement lugubre
déchira le silence. Le coeur d'Oleg battait la chamade. Sa vue se brouillait.
La mélancolie l'aiguillonnait. Tu ne sais même plus trafiquer des freins de
bagnole les yeux fermés. Regarde tes mains, tu trembles comme une feuille.
"Nazdrovié!"
ricana Oleg en shootant dans un pneu de la Volvo.
Une grimace de douleur déforma son visage. Il se mit
à sautiller à cloche pied. Sa chaussure droite était imprégnée d'un liquide
poisseux. What's the ugliest part of my
body? Some think it's my nose. Some
think it's my toes. But I think it's my mind. Les paroles d'une vieille chanson de Zappa
dansaient dans son esprit. Oleg eut envie de pleurer. Il extirpa une clope
tordue de son treillis en frissonnant. Mais dès la première bouffée, il la jeta
par terre, dépité. Et sa chaussure prit feu. Voilà un putain de miracle,
pensa-t-il. Tu changes le sang en essence et ta chaussure en buisson ardent. Il
repensa soudain au mot essence et la voiture s'embrasa. Les vitres éclatèrent.
Alors qu'il se protégeait le visage, Oleg constata que son pied trempait dans
ce qu'il avait d'abord pris pour une flaque d'eau, mais qui était en réalité
une fuite d'essence maousse. Et il se transforma instantanément en torche
humaine. Paniqué et hurlant, l'assassin se précipita comme un dératé en
direction de l'Ebron, la rivière qui longeait le centre culturel Edouard
Leclerc...
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Résumé des
épisodes précédents:
Oleg est
une gachette, qui cachetonne à Mens alors! en jouant le chasseur de Prim. Mais
il galère grave.
Episode 4: In bed with Gérard
Prim
Alors
qu'Oleg s'apprêtait à plonger dans l'Ebron, des flammes aux allures de serpents
sifflants sur la tête, une moissonneuse-batteuse le renversa.
Contusionné
et portant désormais le cheveu roux, Oleg se redressa par saccades, comme un
lézard figé au soleil se met soudain à cavaler. Le chauffeur de la batteuse
secouait la tête, incrédule. Le ressuscité épousseta quant à lui sa polaire
carbonisée et pris la route de Mens d'un pas décidé.
Légèrement
déshydraté, il entra dans un rade montagneux et commanda une pinte de
chartreuse. En levant sa chope, il reconnut la serveuse et renversa la moitié
du breuvage pharmaceutique vert sur feu sa polaire.
- Viens
dans mon backroom redhead, lui dit-elle, j'ai des t-shirts propres.
Oleg se
sentit soudain emplir de compassion et d'un mélange de je ne sais quoi, qui lui
fit oublier que les pailles peuvent être utilisées de six manières différentes
pour tuer une femme. Il se leva et tordit la bouche. Il souriait.
- D'akorr',
dit-il.
Il la
suivit dans l'arrière-salle. Leurs regards se croisèrent.
- Je
m'appelle Jane, lui dit-elle.
- Oleg,
répondit-il.
Leurs
respirations prirent alors un tour étrange. Ils se déshabillèrent.
S'étreignirent. Et Oleg eut la forte impression d'avoir le doigt pris dans la
confiture sacrée. Un coulis de framboise bio et chaud, contre, tout contre le
corps d'une femme à la peau de pain d'épice. Héhé. Ça lui faisait dans le dos
des décharges électriques. Soudain, Jane et Oleg ruent. Ils s'embrassent. Ils
halètent. Elle le griffe. Il la caresse. La sueur perle sur leurs corps, comme
la rosée sur les roches à l'aube incandescente. Il ralentit. Elle gémit. Elle
se cabre. Il grogne. Ils se cognent. S'entrechoquent. S'accélèrent. Ils renversent
les verres. Se serrent. Se susurrent des histoires d'amour dans une langue
impure. Ils crient. Et pour finir, ils rient.
- Karacho,
dit Oleg.
Et il
s'alluma une cigarette, qu'ils partagèrent en soupirant. Puis Oleg enfila ses
vêtements.
- Trruka'fèrr.
Et il
sortit.
Gérard se
rendait au temple, non par atavisme mais pour y écouter de la musique de
chambre. Oleg s'y rendait également, à la recherche d'un amateur de chant.
Gérard arriva le premier. Oleg arriva en retard. Quand il entra, il vit sur scène
un barbu. Il dégaina une paille de sa poche et décocha dans la gorge
d'Agamemnon une fléchette à l'anthrax.
- Oh Dieu,
dit le chanteur.
-
Agamemnon! cria la foule.
- Il
s'appelle pas Gérard? demanda Oleg à une vieillard.
- Non,
c'est un professeur du conservatoire.
(A suivre)
//
Résumé des
épisodes précédents: Oleg fait un job crevant. Mais il a rencontré Jane, avec
qui il n'a pas échangé que des phéromones. Cependant, il se déchire méchamment
quand il s'agit d'avoir la peau de Gérard, le padrone.
Episode 5:
Il vaut mieux Gérard qu'avoir géré
Oleg avait
des états d'âme. Un pauvre professeur d'art lyrique avait trinqué à la place du
barbu trotskiste. Ainsi qu'un mime sataniste. Pour le prix qu'on payait Oleg -
à peine plus qu'un trapéziste à Mens alors! - cela ne valait pas le jus. Et
puis qui pouvait bien en vouloir à Gérard Prim? Oleg déambulait dans les rues
labyrinthiques de Mens, contemplant les étoiles une à une, comme on suit du
regard le tracé d'une ligne de métro. Ligne 1 Temple- Les Sagnes, station
l'Aiguille. Oleg s'était posé la question taboue des pros du cabousse. Son
esprit vagabondait dangereusement.
Etaient-ce
les Chinois qui voulaient la peau du Mensois? Gérard militait en effet dans
l'association RSF, randonneurs sans frontières, et était suspecté d'apporter en
contrebande, par les routes himalayennes, au péril de sa vie, des exemplaires
du Dauphiné libéré à des Tibétains privés d'une vraie presse indépendante.
Selon la rumeur, c'était une couverture des JO impartiale que Gérard Prim
entendait délivrer à ses camarades opprimés d'Asie.
Ou bien les
Russes? En son temps, Trotski avait choisi le Mexique pour échapper à Staline.
Gérard s'était quant à lui réfugié à Mens pour échapper à Vladimir Poutine. Ça
remontait à l'époque où Vlad était aux Jeunesses KGB. Gégé l'avait ridiculisé
au lever de botte de paille sous engrangeou - une ancienne discipline
olympique.
Peut-être
les Américains? Gérard n'avait-il pas fait entrer la Maison Blanche en
lévitation, en 1967, lors d'une réunion spirituelle dans une communauté hippy
de Chichilianne?
Ou le
Mossad? Sans le savoir, Gérard avait récemment détourné un avion d'Air ELAL, un
ULM qui l'empêchait de faire sa sieste tranquille. Et il en avait profité pour
aller faire ses courses à La Mure.
L'Iran ?
Bah ouais. C'est qu'y en avait des Juifs à Mens alors! Prenez par exemple le
groupe Gaspard Lanuit: outre Gaspard le Gaulois et son guitariste finlandais,
le reste de la troupe était composé de... Seb Palissovski et Jérémy Piazowicz!
Bingo! Et puis c'était pour tous les autres groupes du même tonneau…
Le maire de
Saint Jean de Clelles et Pipet? Il rageait de voir un festival attirer sa
clientèle d'été dans le village rival. Et s'il butait Gérard, les étrangers qui
s'agitaient à tout organiser décamperaient fissa comme des vraies poules
mouillées. Il n'y aurait qu'à laisser près du corps un programme de Mens alors!
pour leur faire bien piger le message.
Dieu?
Gérard allait au Temple, mais pour y écouter des chants polythéistes et il
avait même mangé une fois de la pogne hallal.
Sa mère ?
Elle qui rêvait d'accoucher d'un petit Flaubert, réécrivant cent fois sa phrase
jusqu'à atteindre la perfection, elle le vit passer son temps à réécrire le
journal L'Equipe avec application.
Une
bénévole éconduite? Les jeunes femmes de la logistique se chamaillaient pour
monter avec lui dans le pick-up. Et il avait refusé les avances de plus d'une
spectatrice, charmées par ses yeux atlantiques derrière ses lunettes d'écaille
d'écrivain New-yorkais.
Guido de
Ridder? L'histoire de la vie de Gérard était un best-seller, et Guido "le dogue" était réputé pour
dégainer sa plume émilzolienne à la manière d'une dague contre les autres
scribouilleurs à succès et leurs muses, fussent-elles à barbe.
Sur ces
pensées, Oleg arriva devant le bar "l'Aiguille". Le rade était vide.
Pas âme qui vive. Il passa dans l'arrière-boutique. Déserte. Revenant dans la
salle il fit le tour du zinc. Et tomba sur un morceau de papier où était
griffonné: ATTENTION UN CONTRAT PEUT EN CACHER UN AUTRE. Une goûte de sueur
glaciale lui roula sur l'échine.
Entre le
percolateur et la pompe à bière, s'étale une tache de liquide sombre qui lui
semble être une tâche de sang à demi séché.
Gasp! Oups!
Oleg est paniqué. Jane
is dead! Gosh! Oï Weh!
-
Zaprrristi! hurla-t-il.
Ô Jane, ta
peau mate, tes yeux bruns, ton goût de nougatine. Où sont-ils passés? They
vanish. Keep cool, meerrd', se dit Oleg. Puis il se força à faire le point. Il
se frotta les yeux. Cette tache n'était pas du sang. Il trempa son doigt et
porta à sa langue un goût sucré: framboise. Il ouvrit l'annuaire posé en bas
d'une vieille étagère. Oleg était passé en mode vénère. Il regardait les pubs
et tomba sur les établissements Dubourdeaux. Il fit une recherche google sur
son mobile. Dans le mille. Ils avaient le monopole du sirop de framboise bio en
Trièves.
Armé d'un
couteau piqué aux Amazones de la cantine en guise de pied biche, Oleg
s'esquinte les paluches sur le rideau de fer de Dubourdeaux. La lame du couteau
casse et il se pince méchamment l'index de la main droite. Réprimant un cri en
se mordant les joues, Oleg se redresse et recule de quelques pas. la nuit
ressemble à un circuit imprimé. Il s'élance et enfonce le rideau de fer. Dans
l'entrepôt, il fait tout noir. Ça sent la vinasse. Et Oleg a l'épaule démise.
Il s'appuie contre un casier de bouteilles qui tinte. Musique aigrelette.
Soudain un petit cri retentit. Ça vient comme d'un conteneur. Un cri aigu et
métallique. Oleg imagine Jane dans une canette. Macho. Il avance à tâtons et
rencontre la paroi de la caisse d'un camion. Il le contourne.
- Jane,
appelle-t-il, la joue contre, tout contre le haillon.
- Mmmm,
répond une jeune femme à la peau mate, aux yeux bruns et au goût de nougatine,
bâillonnée.
Oleg
agrippe le haillon et entreprend de le tordre à la force du poignet. Il se sent
comme Hulk qu'on aurait énervé. Son visage vire au rouge. Sa mâchoire se
contracte. Son épaule est définitivement déboîtée. Une ombre sombre fond alors
sur lui et l'envoie valdinguer. Oleg heurte un fut de bière éventé. Il se masse
l'occiput. Et il se relève, les yeux plissés. Il distingue une silhouette dans
l'obscurité. Elle lui balance des bouteilles de Perrier. Oleg se jette sous le
camion. La silhouette lui donne des coups de pieds. Oleg lui chope alors la cheville
et fait tourner son assaillant comme un moussaillon sur la bôme d'un galion. Il
s'extirpe de dessous le camion et se saisit d'une bonbonne de gaz orange et
longiligne pour assommer son adversaire. La silhouette fait un roulé-boulé sur
le côté et esquive la bonbonne qui vient cogner le sol avec le son strident
d'un triangle salement amplifié. L'adversaire attrape aussi une bonbonne et
l'abat sur Oleg comme une masse sur un piquet de tente. Oleg pare le coup façon
baseball. Les bonbonnes se heurtent. Leur choc sonne comme le glas. On est à
deux doigts du home run, le retour au bercail. Les combattants s'affrontent en
dessinant dans l'ombre des arabesques oranges. On dirait des sabres laser à la
lumière faiblarde qui sonneraient comme du Wagner. L'adversaire d'Oleg est
repoussé dans ses cordes, contre un mur. Oleg le met en joue avec sa bonbonne,
mais l'autre actionne une manette et un seau d'eau leur tombe sur la tête. La
silhouette hostile bondit et plaque alors Oleg sur la dalle de ciment. Oleg a
super mal à la hanche. Il se débat. La silhouette grogne. Un mâle. Oleg le
cogne du genou dans la trogne. Les deux hommes s'empoignent et s'envoient des
bouffes qui semblent venir d'Espagne. Bing! Pan! Zbam! Oleg étrangle son
adversaire, qui lui enfonce ses pouces dans les orbites. Ils roulent comme des
stones. Oleg à le dessous. Planchette japonaise. Et son adversaire se retrouve
dans la rue, cul par dessus tête, assommé.
La lune en
balade darde un rayon de lait sur le visage du vaincu... C'est Gérard Prim!
Was? Bug. Oleg est interloqué. Les paupières tuméfiées de Gérard papillonnent
tout à coup comme des papillons. Il se réveille.
- Vieille
canaille, tu vas tout m'expliquer. Mais d'abord, file-moi les clés du bahut,
dit Oleg en russe.
Gérard
n'entrave pas la langue de Gogol et ne peut donc s'exécuter. Voyant qu'il ne
consent pas à l'aider, Oleg l'attrape par le cordon de son badge de membre de
l'organisation du festival et lui siffle dans le nez:
-
Paaarrrrl'!
Gérard crache un chicot et remet d'équerre ses
lunettes étiolées. Il tousse un peu de sang.
- C'est moi
qui t'ai engagé. Je voulais mourir, mais je n'ai pas le courage de me suicider.
Des larmes
roulent sur les joues de Gérard.
- Pourrrkoi
tu veux mourrrirr'?
Gérard
répond d'une voix rauque et brisée:
- On m'a
dit que le festival pourrait s'arrêter.
FIN